“La structuration des données sur toute la chaîne de valeur est la base de l’innovation avec l’IA pour le logement social ”
Interview avec Delphine Sangodeyi, Directrice Générale d’AL’MA Action Logement
Les enjeux d’urbanisme, de rénovation urbaine, de crise du logement et des parcours résidentiels bloqués se font de plus en plus entendre dans le débat public. Si ces notions deviennent familières pour beaucoup d’entre nous, elles le sont depuis longtemps pour les bailleurs sociaux.
Notre invitée aujourd’hui est Delphine Sangodeyi, Directrice Générale d’AL’MA ACTION LOGEMENT. Avec elle, nous évoquons les problématiques d’aménagement urbain, la réalisation et la réhabilitation de logements, la réduction nécessaire des émissions de carbone, notamment grâce à RenovAIte, un programme franco-allemand sur l’IA qui vise à booster la rénovation urbaine. Ce programme qui réunit différents partenaires autour de LEONARD (plateforme innovation du Groupe Vinci) implique quatre filiales immobilières du Groupe Action Logement avec 3F, Seqens, SHLMR et AL’MA.
Delphine Sangodeyi a initié ce programme lors de ses anciennes fonctions en tant que Directrice du Renouvellement Urbain, en tant que référente technique pour Action Logement dans le cadre de RenovAIte. Elle a poursuivi dans le cadre de ses fonctions de Directrice Générale d’AL’MA, créée par le Groupe Action Logement en 2022 afin de répondre aux besoins d’habitats abordables et durables du territoire de Mayotte. Entretien
Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer l’objectif de RenovAIte à Mayotte ?
Nous souhaitons créer un outil performant d’aide à la décision. Son but : mettre à disposition de différents métiers du logement social des outils basés sur l’IA, qui leur permettent d’étudier différents types de scénarios de projets grâce à la compréhension du contexte dans lequel ils interviennent, notamment par rapport aux enjeux climatiques et urbains.
En premier lieu, nous élaborons un passeport RenovAIte pour la rénovation. Il comporte une série de critères qui permettent de définir très précisément le contexte et la qualité des bâtiments concernés par le projet mais également le contexte socio-économique, environnemental et climatique à court et moyen termes.
Grâce à toutes ces données, nous sommes en train de mettre en place des algorithmes qui donnent des indicateurs nous permettant de prioriser les actions. Car la difficulté pour un bailleur social est de prioriser son action, de savoir sur quel patrimoine intervenir, quand, à quelle hauteur pour ainsi l’aider à définir une programmation pluriannuelle intégrant les données provenant de différentes sources internes et externes. L’IA nous permettra bientôt de résoudre des équations très complexes et ainsi d’étudier les impacts de différents scénarios, augmentant ainsi notre efficacité collective.
Deuxièmement, nous mettons en place des outils de diagnostic grâce à l’IA. C’est par exemple le cas avec la mise en place de drones et scans permettant d’analyser les façades et les toitures et de faire, grâce à l’IA, un travail d’identification des problématiques pour disposer d’études complémentaires en vue de la réhabilitation du bâtiment prenant en compte le changement climatique.
Il est également important de faire le bon diagnostic socio-économique d’un quartier. Il est possible que le profil sociologique évolue au cours du temps, on le voit, par exemple, avec la problématique du vieillissement de la population. L’analyse de la donnée nous permet ainsi d’anticiper certains phénomènes notamment en termes d’évolution des mœurs, et de les intégrer dans les programmes de travaux. Par exemple, la nécessité de diviser des grands logements en petits pour s’adapter à l’évolution de la société : les petits logements étant beaucoup plus demandés qu’il y a 40 ans.
La sociologie évolue beaucoup en France et continuera d’évoluer. L’IA nous permet d’anticiper et d’intégrer les dynamiques sociologiques d’un territoire.
Comment intégrez-vous le contexte climatique dans vos analyses ?
De manière très concrète, les matériaux réagissent différemment en fonction du contexte climatique, notamment en cas d’îlots de chaleur. Le fait d’identifier le patrimoine qui va être concerné par des îlots de chaleur permet de mieux anticiper la réaction du bâtiment dans ce type de contexte. Cela nous permet également de minimiser le choc du changement climatique notamment grâce à l’aménagement urbain. Par exemple, le fait de renaturer les résidences permet d’améliorer le cadre de vie et cela a un impact direct sur le niveau des températures. C’est donc une démarche très positive portée par le Groupe Action Logement que nous outillons.
Un autre élément de diagnostic qui est important pour nous est un service mis en place par Saint-Gobain nommé ECUME. Il s’agit d’un capteur qui permet de faire une analyse quantitative et qualitative du confort du logement. L’approche multi-conforts est un élément essentiel pour nous parce qu’avant tout nous louons des espaces de vie. Plus qu’un logement, nous donnons accès à un cadre de vie, un habitat, un quartier…
Donc le fait de bien connaître les caractéristiques du logement, comment il réagit au niveau d’humidité au fil du temps, les problématiques acoustiques, de pollution de l’air… permet de réaliser un programme de rénovation juste et précis.
Un autre outil mis en place par AL’MA : le AL’MA MVP permet de constituer le jumeau numérique d’un quartier comportant des programmes neufs de manière à mieux anticiper la qualité du logement en fonction des problématiques qu’il a à affronter. Notamment la question du changement climatique et la réaction du bâtiment par rapport à celui-ci.
Par exemple, à Mayotte, nous souffrons beaucoup de la sécheresse. Nous avons vécu six mois de sécheresse en 2023. Nous avions parfois des coupures d’eau pendant deux ou trois jours d’affilée. Il y a même eu un moment de crise grave au cours duquel nous avons dû importer de l’eau en bouteilles. Ces situations risquent malheureusement de se reproduire et il convient de les anticiper par la conception de projets qui soient durables et qui soient basés sur un système de recyclage de l’eau.
A Mayotte il y a urgence, et cela nous pousse à être inventif. L’objectif est de construire plus, mieux et à coûts maîtrisés.
Nous poussons ainsi la démarche R&D du programme RenovAIte encore plus loin avec « AL’MA HOME MVP » à différentes échelles du bâtiment, du quartier et du territoire dans le cadre du programme « BIM CIM TIM : numérisation des territoires » portée par le PUCA (Ministère du Développement durable). Grâce à l’innovation en cours avec différentes entreprises telles que Colas, Vestak et I Am Home 1.618, nous élaborons des solutions d’habitats durables optimisées aux niveaux de la maîtrise des coûts, de la production, de l’adaptation au climat, du confort d’usages et de l’impact carbone, selon une approche de « productisation » inspirée de l’industrie, mais adaptée à l’habitat, pour nous outiller dans notre Plan de développement. SingularityNet est notre partenaire pour les solutions IA et Blockchain, et les perspectives d’améliorations sur toute la chaîne de valeur de l’habitat abordable et durable sont notables. C’est une solution basée sur l’IA de que nous élaborons dans le contexte de Mayotte autour de la marque AL’MA HOME© et qui pourrait à terme s’adapter à d’autres contextes.
Le projet RenovAIte s’inscrit dans une politique d’Action Logement tournée vers la décarbonation. Pouvez-vous nous en dire plus ?
L’objectif du groupe est de diminuer de 55% la production d’émissions de gaz à effet de serre, de la production de CO2 en lien avec ses projets de maintenance de ses immeubles, d’ici à 2030. L’idée étant d’arriver à la neutralité carbone en 2040. C’est un programme très ambitieux. L’intérêt pour les équipes c’est de transformer cette vision politique portée par les Partenaires sociaux en une réalité et pour cela, de proposer des outils et des méthodes de travail s’appuyant sur les meilleures technologies.
RenovAIte est plutôt pensé comme une « brique IA » que l’on pourra insérer au CSP afin de bien connaître notre patrimoine et ensuite pouvoir planifier les investissements nécessaires dans le sens de la décarbonation.
Nous en sommes encore à un niveau de R&D, mais nous essayons de travailler le plus rapidement possible afin de répondre à l’urgence climatique et à l’urgence sociale. Notre objectif est de construire beaucoup plus de logements, et d’en rénover pour répondre à la crise. Pour y répondre, notamment en ce qui concerne le logement des jeunes, nous comptons sur les nouvelles technologies basées sur l’intelligence artificielle mises à notre disposition.
Comment est née la collaboration entre AL’MA et Stonal ?
Dans le cadre du projet RenovAIte, on s’est vite rendu compte de l’importance des données, de la structuration des données mais également de la qualité des données pour pouvoir développer des algorithmes, des méthodes qui soient en phase avec les différents métiers. L’important était de pouvoir travailler à la fois à petite échelle, mais également à grande échelle. Donc, très vite, le sujet de la donnée s’est inséré au centre de la discussion.
Nous avons un contrat d’innovation entre Stonal-AL’MA. L’objectif étant l’intégration progressive de toutes les données concernant le patrimoine que l’on va construire. AL’MA a l’ambition de construire 5 000 logements à Mayotte. Donc pour accompagner la création de ce patrimoine avoir un partenaire qui structure la base de données est un prérequis indispensable.
Mayotte se trouve dans une situation extrême au niveau climatique. L’île a dû affronter de nombreux problèmes d’acheminement des matériaux, de difficultés de respect des normes dans un contexte sismique, de rareté du foncier et de pauvreté de la population… 62% de la population vit sous le seuil de pauvreté ! Nous sommes donc face à une situation économique, environnementale et sociale tout à fait particulière.
Pour répondre à l’ensemble de ces problématiques, nous avons choisi d’investir en termes d’innovation. Et pour pouvoir innover, la structuration de la donnée est essentielle. La fondation pour développer des outils basés sur l’IA est d’avoir bases de données ne sont pas parfaitement structurées. Au fur et à mesure de sa production, le patrimoine d’AL’MA sera numérisé et intégré à la plateforme Stonal.
Quels sont les principaux axes de la collaboration ?
Avec Stonal, nous travaillons autour de l’économie de la connaissance, ce qui relève de la chaîne de valeur et l’intégration du processus de production et de gestion des logements au sein de la plateforme Stonal – AL’MA. Cela va nous permettre de répondre aux besoins des différents métiers, qu’ils soient en lien avec la conception de projet ou la gestion, pour leur permettre de travailler dans de bonnes conditions.
Stonal est pour nous un partenaire important puisqu’elle apporte une plateforme, des ressources pour structurer au mieux la donnée et développer des outils IA qui répondent aux métiers de la construction et de la gestion du logement durable.
Dernière question, concrètement, en quoi l’IA peut aider les métiers de l’immobilier ?
A l’heure actuelle, la chaîne de valeurs des métiers de la construction constitue une sorte de chemin semé d’embûches, d’obstacles, de normes, de personnes qui ne se parlent pas ou ne se comprennent pas. L’IA peut justement nous aider grâce à des outils pour mieux gérer de A à Z l’élaboration de projets. De plus, l’IA nous permet d’élaborer très rapidement de multiples options, ce qu’un être humain n’est pas capable de faire. Par exemple, sur une parcelle donnée, la puissance de calcul de l’IA permet d’étudier en quelques minutes 80 scénarios, ce qu’un architecte ne peut pas produire.
Par le passé, nous avons dû construire de grands ensembles. Après la seconde guerre mondiale par exemple, il fallait bâtir 500 000 logements par an pour reconstruire le pays. Comme elles ont dû être érigées rapidement, les constructions ont parfois été réalisées de manière un peu rude, sans forcément intégrer les quartiers à leur environnement urbain, sans prendre en compte la diversité sociologique et l’évolution démographique.
Nous nous sommes retrouvés face à des quartiers ghettoïsés. Ensuite, une politique de renouvellement urbain nous a permis de changer ces quartiers. Mais si, dès le départ, nous avions réfléchi à une approche qui soit beaucoup plus évolutive, nous aurions pu gagner beaucoup de temps et d’argent. C’est donc le sens des investissements qui sont réalisés aujourd’hui, notamment en termes d’IA : que cela nous permette de réaliser de nombreuses économies dans le futur.